Piero Grasso: la mafia n’a plus de direction stratégique

Piero Grasso(Le Figaro – Richard Heuzé)

Pour le procureur antimafia italien, la «reconquête» du pays face à la Pieuvre est en marche.

Italie
Deux ans après le retour au pouvoir de Silvio Berlusconi, le bilan de la lutte contre la mafia est éloquent: 5500 criminels arrêtés, dont 24 des 30 mafieux en cavale classés parmi les plus dangereux d’Italie, plus de deux milliards d’euros de biens confisqués, immédiatement mis à la disposition des forces de l’ordre et des associations antimafia.
Dans une interview au Figaro, Piero Grasso, un magistrat de 65 ans nommé en 2005 procureur national antimafia, affirme que la Pieuvre «n’est plus en mesure de concevoir de grands attentats contre l’État, comme dans les années 1980 et 1990».

Confiscation des biens
Il part de l’arrestation à Marseille de Giuseppe Falsone, dont les tribunaux français ont concédé vendredi l’extradition, le mafieux pouvant encore faire appel. Falsone était le chef suprême de la mafia d’Agrigente (sud de la Sicile). Il avait été investi à ce poste par Bernardo Provenzano, le parrain arrêté en 2006 après 43 ans de cavale.

«C’était l’un des tout derniers grands boss encore en fuite. Il était parti récemment pour Marseille parce qu’il sentait l’étau se resserrer autour de lui», dit le procureur. Éloignés de leur territoire, ces grands parrains ne résistent jamais bien longtemps: «Le mafieux n’est rien s’il ne reste pas dans son fief. Surtout s’il est en cavale. Il a besoin de la protection et du contact quotidien avec son milieu. Un boss qui commanderait depuis l’étranger, cela n’existe pas», ajoute Piero Grasso.

Ce serait le cas de Matteo Messina Denaro (48 ans), le dernier «ennemi public numéro un», déjà condamné à la réclusion perpétuelle: «Selon nous, il se trouverait encore dans sa province de Castelvetrano (près de Trapani, à l’ouest de la Sicile)», dit le procureur. Il juge la mafia sicilienne «moins dangereuse» qu’autrefois. Sa «direction stratégique» a été démantelée depuis la capture du sanguinaire Toro Riina, en 1993.

«Elle comptait autrefois 5000 membres. On peut raisonnablement estimer qu’ils ne sont plus que la moitié, tandis que le niveau de recrutement s’est considérablement dégradé. De petits trafiquants de drogue ont été promus au rang d’hommes d’honneur sans en avoir ni la capacité ni l’intelligence stratégique», dit-il.

Giovanni Falcone, le magistrat assassiné en mai 1992, disait que «la mafia sera détruite quand elle sera réduite au rang d’une organisation criminelle commune. Tant qu’elle bénéficie d’infiltrations dans la société civile et dans le monde des affaires, il sera difficile de l’anéantir.» C’est pourquoi le procureur Grasso, personnage très respecté en Italie, se félicite de la profusion d’initiatives antimafia dans la société italienne: comités antiracket comme «Addio Pizzo», coopératives de gestion des terres confisquées à la mafia comme «Libera», initiatives d’éducation à la légalité dans les écoles siciliennes, etc. «Cela nous a permis de faire de grands pas en avant en mettant la société civile du côté de l’État.»

Autre élément fondamental: la confiscation des biens mafieux. «Un repenti nous déclarait que les mafieux sont disposés à accepter la prison, mais pas que l’État mette la main dans leurs poches. Les lois votées au Parlement commencent à porter leurs fruits.»
À Naples, de durs revers ont été infligés au clan des Casalesi, qui s’est forgé un empire de trente milliards d’euros sur le modèle de la mafia sicilienne. «Ses principaux chefs sont sous les verrous. Quand les deux derniers, Michele Zagaria et Antonio Iovine, le seront à leur tour, on pourra dire qu’un tournant décisif a été accompli.»

Écoutes téléphoniques
Reste la terrible Ndrangheta calabraise, une organisation «complexe» qui a le quasi-monopole du trafic de cocaïne en Europe et a essaimé en Allemagne, au Canada et en Australie, mais apparemment pas en France: «Là aussi, une reconquête du territoire est en cours. L’État vient de mettre en oeuvre une stratégie globale qui permettra de frapper son aile militaire et ses connexions avec le monde des affaires. Je veux croire qu’on obtiendra bientôt de bons résultats», dit Piero Grasso.

Le procureur, qui vient de publier un ouvrage au titre éloquent, Pour ne pas mourir de mafia, ne cache pas sa perplexité devant les restrictions aux enquêtes contenues dans le projet de loi disciplinant les écoutes téléphoniques. En fin de semaine dernière, à la Chambre des députés, il en a longuement dénoncé tous les travers en le qualifiant «d’obstacle» au travail des forces de l’ordre. Au Figaro, il se déclare «très confiant» que le texte sera «revu et corrigé»: «Après mon audition, le président de la Chambre, Gianfranco Fini, a affirmé qu’il fallait le modifier», souligne-t-il.